La pédophilie concerne d’abord la déviance d’un individu. Pour autant, l’Eglise doit s’interroger sur les causes structurelles qui ont favorisé les abus en son sein. Parmi lesquelles: l’abus de pouvoir et certains discours sur la sexualité. 

En fin psychologue, Philip Jaffé se méfie des généralités comme de la peste. Plus encore lorsqu’il s’agit d’un sujet aussi délicat que la pédophilie. Pour poser le cadre de la réflexion et isoler un dénominateur commun à ce phénomène complexe, il définit la pédophilie comme « une déviance qui concerne le choix de l’objet sexuel ». Un choix façonné par « le vécu psychologique de l’auteur et les normes légales et sociétales qui entourent le comportement sexuel. »

Place aux nuances. Elles concernent en premier lieu le profil des auteurs. « Quand on parle de pédophile, on pense généralement à un Marc Dutroux, entreprenant par rapport à sa sexualité et qui va identifier et rechercher activement des victimes. » Mais ce n’est pas le seul profil. « Il y a un nombre important de personnes qui vivent avec une fantasmatique pédophile, mais ne passent jamais à l’acte ». Des hommes et des femmes qui peuvent entretenir par ailleurs des relations hétérosexuelles avec des partenaires adultes. « On recense également des personnes qui agissent en fonction des opportunités sans les rechercher activement », ajoute Philip Jaffé.

L’abstinence imposée crée une tension supplémentaire.

Comment devient-on pédophile? Là aussi, il n’y a pas de réponse simple. Pour certains, « il y a quelque chose de génétique, affirme le psychologue: la fixation du désir sexuel ne varie absolument pas. Il peut aussi y avoir des éléments traumatiques au niveau de vécus très précoces. Et une part de mystère et d’incertitude. Chez d’autres, un élément perturbe le développement sexuel, entre 0 et 25 ans ». La victime deviendrait ainsi le bourreau… « Des situations existent où le premier à éveiller la sexualité de l’enfant contamine ses choix sexuels. Une sorte de fixation peut être transmise. C’est ce que l’on appelle ‘la transmission intergénérationnelle d’une pathologie’. Je m’en méfie. C’est une réalité, certes. Mais pas aussi forte qu’on ne le pense ».

Quid de la guérison? Philip Jaffé est sceptique. « Le désir sexuel, une fois fixé, varie très peu. Pour le comprendre, il suffit d’être honnête avec soi-même: nos choix et nos intérêts sexuels sont quasi invariants au cours de notre vie. Une personne hétérosexuelle ne devient pas homosexuelle du jour au lendemain ».

Pédophilie et pédocriminalité

Selon Marie-Jo Aeby, vice-présidence du groupe SAPEC, il importe de distinguer la pédophilie de la pédocriminalité. « On estime qu’environ 50’000 personnes ont des tendances pédophiles en Suisse. La majorité ne sont pas des prédateurs à l’affût, prêts à sauter sur le premier enfant venu. Mais nous devons nous attaquer au problème et prévenir un premier passage à l’acte ». Dans cette perspective, des associations de prévention comme DIS NO offrent un soutien aux personnes qui ont des pulsions pédophiles.

Dr Philip D. Jaffé

Professeur à l’université
Psychothérapeute FSP
Spécialiste en psychologie légale | DR

Si elles sont d’abord individuelles, les causes des abus en Eglise sont aussi structurelles. A plusieurs reprises, Philip Jaffé a été sollicité par des médias, par des groupes de victimes et même par l’Eglise pour livrer son analyse de la pédophilie dans le cadre ecclésial. Dans ce contexte, la question récurrente reste le lien entre pédophilie et célibat imposé aux prêtres. A ses yeux, « la notion de célibat a servi d’épouvantail commode pour tenter de comprendre la transgression d’hommes de foi. Ceci dit, l’abstinence imposée crée une tension supplémentaire autour de tensions naturelles. Pour des hommes dont le développement psychologique n’est pas abouti ou qui sont dans un certain flou quant à l’objet de leurs désirs sexuels, cette tension pourrait, selon les circonstances, conduire à des dérapages ».

Le célibat n’explique pas tout. Des groupes de victimes pointent du doigt d’autres facteurs qui ont pu favoriser les abus dans l’Eglise: des structures éducatives trop répressives, un sentiment d’impunité lié à l’exercice de l’autorité spirituelle, les jugements erronés de certains évêques ou encore une culture du secret qui favorise la recherche de « solutions » à l’interne.

Une terrible convergence

De son côté, Gabriel Ringlet relève deux problèmes majeurs: l’abus de pouvoir et certains discours sur la sexualité. Voici des années que ce prêtre belge, longtemps professeur de l’Université de Louvain-la-Neuve, accompagne les hommes et des femmes abusés dans son pays. En 1996, les parents des petites Julie et Melissa, victimes de Marc Dutroux, le sollicitent durant les heures sombres de « l’affaire ». Quelques années plus tard, lorsque le scandale de la pédophilie éclate dans l’Eglise belge en 2010, de nombreuses victimes se confient à lui.

Au fil de nombreux entretiens, il comprend que les abus spirituels précèdent souvent les abus sexuels. « Certains prêtres trouvent une sorte de jouissance dans le fait que d’autres personnes dépendent spirituellement d’eux. Parfois cet abus spirituel bascule vers un abus sexuel. Il y a comme une sorte de terrible convergence, explique-t-il. Ce n’est pas nécessairement violent et brut. Il arrive que ce soit accompagné d’une certaine douceur qui fait froid dans le dos. Une manière d’appuyer une relation spirituelle déjà faussée à la base ».

Les conceptions ″dangereuses″ de la sexualité

 

Dans l’Eglise, les discours sur la sexualité oscillent entre pessimisme et idéalisme. Pour Gabriel Ringlet, lorsqu’ils se situent aux extrêmes, ces discours peuvent générer des abus de toutes sortes.

Analyse, vidéo, 2 mn. 

« L’Eglise m’a construite, confiait une victime à l’abbé Ringlet. Puis l’Eglise m’a détruite. Grâce à la médecine, à la psychologie et à l’écriture, j’ai beaucoup progressé, mais malgré ces progrès, malgré ma distance radicale à l’égard de cette institution qui m’a tant fait souffrir, il manque encore quelque chose à ma guérison: que l’Eglise, non seulement accepte sa responsabilité, qu’elle le dise beaucoup plus clairement, mais surtout qu’elle entame une œuvre de reconstruction en s’imposant à elle-même une réflexion fondamentale ».

A mesure qu’il accueille les attentes des victimes, le prêtre dessine les contours d’une « réparation institutionnelle » articulée autour de cinq axes: un travail de mémoire; une réparation financière; une demande de pardon; une interrogation fondamentale de l’Eglise sur la sexualité; et sur l’ambiguïté du pouvoir sacré. Cette réflexion fait de Gabriel Ringlet un des principaux acteurs des réformes entreprises par certains évêques, encouragés sur cette voie par des victimes et des parlementaires fédéraux.


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